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Le moulin à vent de Masnuy Saint Pierre

Si l'image d'un moulin est aujourd'hui imprégnée du parfum de Nostalgie, il n'en était pas de même autrefois et, aux yeux des seigneurs sur les terres desquels ils étaient érigés, ils représentaient surtout une source de revenus particulièrement appréciables. Tous les paysans sur lesquels le propriétaire exerçait son autorité étaient obligés d'aller y moudre leur grain et de lui laisser un seizième de leur production. Si l'un ou l'autre était surpris à aller moudre ailleurs, il était passible d'une saisie de ses sacs, voire de sa charrette et de son cheval. Aussi les seigneurs ne toléraient-ils pas que l'on construisit un autre moulin à moins d'une lieue (environ 5 kilomètres) d'un moulin existant. Jusqu'au début du XVIIIème siècle, les habitants des deux Masnuy n'échappaient pas à cette règle et n'avaient d'autre solution que d'aller au moulin de Jurbise, situé en bordure du Vieux Chemin de Lens à Mons (actuelle rue du Moulin à Eau). Mais tous se plaignaient de la redevance à leurs yeux exorbitante exigée par Procope Marie d'Egmont, seigneur d'Herchies, propriétaire du moulin de Jurbise. Nous allons voir que des circonstances qui, a priori, n'avaient rien à voir avec cet état des choses, allaient pourtant modifier sensiblement la vie de nos Masnuysiens.

En 1704, on décide de construire à Mons un hôpital royal qui a pour but d'accueillir les militaires blessés, estropiés, mutilés - et ils sont nombreux - sur les champs de bataille. Quatre directeurs bénévoles dirigent cette institution charitable ; en échange de leur dévouement, ils bénéficient de privilèges et d'exemptions de taxes. Mais en 1714, les caisses impériales sont vides comme d'accoutumée et il faut les remplir. On supprime dès lors ces exemptions. Parmi ces directeurs se trouve Ignace-François le Duc, seigneur de Masnuy Saint Pierre et premier magistrat de Mons. S'il n'est plus possible de l'exonérer, par contre un titre de chevalier ne coûte rien et, le 13 mars 1728, Ignace-François et son fils Pierre-Félix-Joseph reçoivent tous deux cette dignité. Il était temps car la santé d'Ignace-François est défaillante et il meurt l'année suivante. Pierre-Félix profite du vent favorable qui souffle sur sa famille pour contrecarrer l'opposition rencontrée chez Procope d'Egmont et il adresse une demande auprès du Conseil souverain du Hainaut afin de pouvoir installer un moulin à Masnuy Saint Pierre. Rusé, il fait cette demande au nom de son père, n'oubliant pas de rappeler que ce dernier a été pendant vingt-cinq années co-directeur bénévole de l'hôpital royal ; le 18 avril 1828, la Chambre des Comptes marque son accord, stipulant toutefois que, en compensation des pertes en droits de mouture qui résulteront immanquablement de l'abandon du moulin de Jurbise par une partie de ses clients, le nouveau meunier est tenu de payer 25 livres de Hainaut au sieur Procope. C'est ainsi que fut érigé en 1729 sur une terre appartenant à la famille le Duc, à quelque 500 mètres derrière l'église, le premier moulin à farine avec harnais travaillant, grange, écurie, cour, jardin, terrain et motte du dit moulin, le tout contenant 80 perches et 81 aunes (une perche vaut environ 25 mètres carrés et une aune 1,3 mètre carré). Jean Troye sera le premier meunier de Masnuy Saint Pierre.

A noter qu'au moment de la construction du moulin, la seule façon d'y accéder est de longer l'église et de passer entre la demeure seigneuriale et l'étang (que l'on voit sur la carte ci-dessus), le chemin, actuelle rue de Saint-Martin, étant un cul-de-sac. Mais ce passage incessant à certaines périodes de l'année incommode fort Pierre-Félix car ces passages troublent la quiétude des poissons Le meunier d'alors, Jacques Flandrois, est obligé d'ouvrir un chemin d'accès reliant le moulin au pavé de Montignies, accès qui deviendra permanent. Lorsque Pierre-Félix-Joseph le Duc meurt en 1755, son fils Louis-Nicolas-Désiré lui succède et devient seigneur de Masnuy Saint Pierre. Trois ans plus tard, il répond favorablement à une demande de Jean-Baptiste Joseph, de Masnuy, qui, se basant sur un octroi d'établir un moulin à Masnuy Saint Jean accordé en... 1649 au duc d'Havré - à l'époque celui-ci était seigneur de Masnuy Saint Jean - par Philippe IV d'Espagne, souhaite établir ce moulin sur la couture d'entre deux prez, au lieu dit fief de la Motte lui appartenant (actuellement angle de la rue des Déportés et du chemin du Rieu Bacarte). En compensation, Louis-Nicolas demande un versement de 25 livres par an pour la perte de revenus qu'il va subir. Jean-Baptiste Joseph trouve la somme trop élevée car au moment de l'octroi de 1649, cent ans plus tôt, la redevance n'était que d'une rasière de mouture et introduit un recours. Le 13 mars 1762, notre Manuysien est éconduit de sa demande de diminution et sa redevance reste de 25 livres de Hainaut comme prévu dans l'octroi du 24 janvier 1758.

Louis-Nicolas-Désiré - qui sera le dernier seigneur de Masnuy Saint Pierre, décède en 1777 ; sa sœur Claire-Dorothée hérite d’une partie de ses biens, dont le moulin. Elle cherche alors quelqu’un pour prendre la ferme et le moulin en location : ce sera Pierre Lefébure qui sans chargera à partir de 1785 . La famille Lefébure a habité Marcq pendant plusieurs générations mais Johannes (1706-1782), le père de Pierre, a quitté son village natal pour venir s’installer à Lombise (à noter que ses six frères et sœurs sont tous restés à Marcq). Quant à Pierre, né à Sint-Kwintens-Lennik le 23 janvier 1735. Il a épousé vers 1759 Marie Joséphine Hachez, née à Masnuy Saint Jean en 1735 ; elle est meunière patentée, ce qui permettra au couple, après avoir habité Spiennes pendant plus de 20 ans, de reprendre l’exploitation du moulin. Au moment où ils viennent s’installer à Masnuy Saint Pierre, trois enfants ont déjà quitté le milieu familial : Léopold, 25 ans, vient d’épouser Félicité Brasseur, Béatrix, 22 ans et Joseph Lefébure qui a 21 ans. Mais vivent encore avec leurs parents : Jean-Baptiste (18 ans), Félicité (17 ans), Catherine (15 ans), Joséphine (13 ans), Pierre (10 ans) et Charlotte (5 ans). La petite Marie-Thérèse est morte à 4 ans, à Spiennes l’année avant leur départ. Lorsque la châtelaine meurt, le 21 juillet 1803, les époux Lefébure-Hachez rachètent la ferme et le moulin. Leur fils aîné, Léopold, qui est médecin et installé à Mons, acquiert le château et ses dépendances. Il l’utilise comme maison de campagne, venant parfois y séjourner avec sa seconde épouse, Marie Joséphine Boulanger (sa première épouse, Félicité Brasseur, était décédée en 1792, après cinq années de mariage). Par contre, deux des enfants du premier mariage, Marie Joséphine Félicité et Pierre Joseph, apparemment restés célibataires, habiteront le château en permanence et, en 1813, Pierre Joseph sera nommé maire (nous sommes sous l’occupation française) de Masnuy Saint Pierre ; il le restera jusqu’à sa mort survenue le 26 octobre 1822. 1813 est aussi l ‘année de la mort de Léopold, le médecin. Le 15 juin 1811, Charlotte Joséphine, la cadette de Pierre et Marie, épouse Augustin Joseph Hachez, de Naast, né en 1767. Trois ans plus tard, le 5 février 1814, Pierre Lefébure meurt, Augustin prend alors la succession de son beau-père, mais lui-même meurt en 1818 ; il laisse Charlotte - et sa belle-mère – ainsi que deux enfants en bas âge : Félicité et Joséphine. Quand, le 30 mai 1824, Marie Joséphine Hachez meurt - elle a 89 ans -, ses héritiers décident de mettre les biens en vente. En 1826, le château devient la propriété de mademoiselle Adèle Maximilienne d’Auxy de Lannois. Charlotte rachète la part des autres héritiers et restera dans la ferme ; en 1844, sa fille Félicité épousera Emmanuel Delelienne. Ils en continueront l’exploitation. Quant au moulin, c'est Maxililien Scouflaire qui se porte acquéreur. Le montant global, y compris les frais, s'élevait à 5 907 florins. Dans l'acte de vente, il était prévu que la moitié du paiement serait versé au moment de l'adjudication et le solde en cinq années consécutives à raison de 5 % l'an. En outre, le nouveau propriétaire devait assurer un libre passage pour chevaux et voitures vers le pavé de Montignies. Scouflaire ne semble pas avoir respecté une ou plusieurs des conditions car, le 19 janvier 1829, le bien est remis en vente à la folle enchère au risque et frais dudit Scouflaire par Charles Toint, huissier de justice, et cette fois, c'est Jean-Baptiste Vincent, de Lens, qui l'achète pour une somme globale de 6 270 florins dont il s'acquitte, pour moitié au comptant, le reste en 5 ans avec un intérêt de 5 %, au plus tard le 22 décembre 1832, soit au total 6 634 florins.

Ultérieurement, Antoine Paillot, rentier, né vers 1823 et habitant Masnuy Saint Jean, ayant épousé Adeline Vincent, fille de Jean-Baptiste, devint le propriétaire du moulin et le donna à exploiter à Florent Destrait (ou Destrenne). Paillot acheta aussi la ferme Flandrois-Carlier située juste à côté du moulin. Léopold Van den Noortgate, de Steenhuyse, rachètera d'ailleurs ferme et moulin vers 1864. Le vieux moulin disparut en 1880 lors d'un incendie et un nouveau fut reconstruit à sa place mais plus moderne, avec des améliorations techniques telles que blutoir et meule en pierre bleue de Soignies. Après sa restauration, Van den Noortgate le vendit, décidant de se consacrer exclusivement à l'agriculture. Pierre Schotte.
Sur la photo ci-jointe, outre les soldats allemands, on voit derrière eux le meunier et sa femme, ainsi que leur fille un peu plus vers la droite. Pierre Schotte, né à Hemelveerdegem, Oost Vlaanderen, le 23 avril 1851, avait épousé Maria Nathalie Hanssens, née à Sint-Lievens-Esse, Oost Vlaanderen, le 28 août 1855. Ils ont donc respectivement environ 64 et 60 ans (la photo a été prise entre fin 1914 et août 1915 puisque Pierre Schotte est décédé le 28 août 1915, le jour de l’anniversaire de son épouse !). Venant de Silly où ils étaient meuniers-locataires, ils avaient acheté le moulin à Van Den Noortgate en 1884 pour l'exploiter eux-mêmes. Leur fille, Marie Anne Marguerite Schotte était née le 28 août 1894. Elle a épousé Lucien Lemaitre le 28 mai 1927 à Courcelles. Quant à leur fils, Albéric (mieux connu sous le nom d’Albert), il était né le 8 avril 1893 et a été le dernier meunier du village. On ne le voit pas sur la photo : peut-être était-il aux armées (il avait alors 22 ans) ou bien est-ce lui qui tient l’appareil ??? Albert épousa sa voisine, Elvire Deroux, qui lui donna trois filles: Bertha, Eva et Lina... Mais ça, c'est une autre histoire.
Après le décès de Pierre Schotte, sa veuve, Maria Hanssens, a pris sa suite aidée par son fils Albert. Celui-ci épousa sa voisine, Elvire Deroux, et fut le dernier meunier, arrêtant en 1938, date à laquelle il préféra construire un moulin mécanique à côté de son habitation au pavé de Montignies, plus rentable que le vieux moulin de bois. L'ancien moulin fut détruit volontairement par les Allemands le 15 août 1943 sous prétexte qu'il présentait un danger pour les avions décollant de Chièvres. On pense plutôt qu'ils craignaient que le moulin serve de refuge à des résistants...

Orientation bibliographique :

- BAVAY, Gérard, Patrimoine et histoire des moulins en Hainaut - Inventaire descriptif - Analectes d'histoire du Hainaut, tome XI, Mons, Hannonia, 2008, p. 251;
- CHANTRY, Fernand, Moulins du Hainaut; Antoing, 1987;
- Crédit Communal, Moulins en Hainaut, Bruxelles, 1987;
- DE MAESENEER, René, Regard sur l'histoire de Masnuy St Pierre et ses proches environs 1180- 1982, Cuesmes, 1982;
- DEWERT, Jules, Les moulins du Hainaut. Arrondissement de Mons, Annales du Cercle d'histoire et d'archéologie de Baudour, t. 4, 1939, p. 1-202;
- HENRY, Alain, Moulins à vent du Hainaut / Windmolens in Henegouwen, in: Molenechos, XIII, 1985, 2, p. 54-90;
- VANDERKEL, Odon, Les moulins de l'entité, polycopié, Erbisoeul, s.d.;
- VANDEWATTYNE, Jacques, Inventaire des moulins du Hainaut: Arrondissement de Thuin - Arrondissement de Tournai; Hainaut-Tourisme, n° 118, sept. 1966, p. 178-180.

Emile Pequet

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