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destrée

Des Destrée, des Arts et des Lettres.




... Et  nos vacances, au loin, dans le petit village d'Erbisoeul, où des parents avaient une maison de campagne grande comme un château et un jardin grand comme un parc ! Il y avait, au fond du jardin, à droite, un pommier dont les branches s'étendaient au-dessus du jardin du curé et dont les pommes blanches, frottées de rouge, avaient un petit goût acide et sucré que je sens encore. Il y avait un étang qui nous semblait un lac ; et, plus loin que l'étang, quelques arbres que nous appelions le bois. Vers la source du bois, le soir, le pâtre menait les bestiaux en chantant : Ali ! Alô ! Ali ! Alô ! Ô douce mélancolie de ce chant psalmodié dans le couchant rose... Il y avait... Il y avait nos cousines... Mais je ne saurais dire tout ce qu'il y avait à Erbisoeul. Ô douce patrie, terre bénie que celle où l'on trouve de tels villages...

Extrait de Une idée qui meurt : la Patrie, Bruxelles, Veuve Larcier, 1906

Le château dont il est question ici, c'est le château de la Source situé au 29, Voie des Curés à Erbisoeul. Il était, à l'époque, la propriété d'Arthur Joseph Franeau (1830-1906) qui avait épousé une des soeurs de la mère de Jules Destrée : Henriette Louise Defontaine (1830-1910). Quant aux cousines, ce sont Jeanne, Amélie, Claire et Marie-Thérèse. Cette dernière, que Jules appelle simplement Marie, était née la même année que lui et était sa préfèrée. C'est encore elle que, quelques années plus tard, après son mariage avec Eugène Lagrange, il qualifiera de "pimbêche".

C'est le 21 août 1863 que naquit, à Marcinelle, Jules Destrée. Son père, Léopold Olivier Joseph,  a vingt-neuf ans et s'est marié au mois de mai de l'année précédente avec Clémentine Jeanne  Defontaine qui a deux ans de moins que lui. Léopold  exerçait la profession d'ingénieur chimiste aux usines de Couillet et de Marcinelle avant d'opter pour une carrière d'enseignant  au Collège  et à l'école industielle de Charleroi où il a rencontré sa future épouse. Quatre ans plus tard, le 10 août 1867, ils ont un deuxième fils : Georges. La petite enfance de Jules et de Georges est sans problèmes. Elle s'écoule entre la maison paternelle de Marcinelle, située rue de Hauchies, et la région de Mons où vivent ses grands parents maternels :  son grand père, Auguste Jean Joseph Defontaine (Mons, 1806 - Mons, 1872), est un ancien  médecin militaire. Décoré de la Croix de Fer pour son dévouement pendant les événements de 1830, il était ensuite parti pour Bruxelles avec les volontaires montois dès que la ville de Mons fut libérée de la tutelle hollandaise. Il y avait organisé " l'ambulance de la Rue Royale". Il avait poursuivi son action à Lierre et à Berchem, puis au siège d'Anvers en 1831. Le 18 juillet 1828, il avait épousé Evrardine Robert[ine] Joseph[e] Lepas, de quatre ans son aînée, originaire du pays de Liège. Il s'était installé à Mons, sa ville natale, ne s'éloignant jamais beaucoup des alentours de la collégiale Sainte Waudru où il avait grandi. A l'exception d'Hippolyte Alfred (1828-1890), avocat, qui  était allé habiter Charleroi, tous leurs autres enfants restèrent  dans la région montoise. Jules ne connut son grand père que pendant six ans, et Georges deux ans. Par contre, ils eurent tout loisir d'être choyés par leur grand mère Evrardine qui mourut à Mons le 13 septembre 1880, à l'âge de  septante huit ans.
Malheureusement, leur mère décéda jeune : elle n'avait que quarante ans quand elle mourut. Jules venait d'avoir treize ans et Georges neuf. Jules, qui commençait alors ses études secondaires au Collège de Charleroi où enseignait son père demeura avec lui tandis que Georges, trop jeune encore, avait besoin d'une présence féminine. Ce fut sa tante Mathilde, la soeur de sa mère, qui se chargea de son éducation et le jeune enfant vint vivre avec elle à Mons  pendant trois ans. Mais lorsqu'il fut en âge d'entreprendre ses études  secondaires, son père, voulut qu'il suive le même chemin que son aîné et le rappela à Marcinelle. Mathilde suivit et, le 2 juillet 1882, épousa son beau-frère. Mais un nouveau drame allait frapper les deux enfants : trois ans plus tard, Mathilde meurt à son tour. Elle avait à peine cinquante ans.
Georges, qui n'a alors que  quinze ans, termine assez péniblement ses humanités. Les sciences, et les mathématiques en particulier, ne l'intéressent pas et seuls comptent pour lui la poésie, les romans de Balzac ou encore les contes de Grimm ou d'Andersen. De plus, peut-être à cause des décès successifs mal vécus de sa mère, de sa grand mère et de sa tante,  il a abandonné toute pratique religieuse.  Jules, quant à lui, a dix-neuf ans. Au contraire de son frère, il a toujours été un élève brillant et est  inscrit  à la  faculté de Droit de l'Université libre de Bruxelles. Il rêve de faire une carrière littéraire et  déjà, il est chroniqueur au Journal de Charleroi dans lequel il écrit régulièrement des articles sur les œuvres de ses contemporains. Il se passionne pour les naturalistes - pour Zola en particulier, qui lui paraît le grand homme du moment et à qui il rendra d'ailleurs visite, ainsi qu'à Huysmans - et on peut lire dans son journal en date de novembre 1882 : «L'école naturaliste compte un partisan de plus».
Dès cette époque, Jules Destrée fréquente assidûment les milieux littéraires bruxellois et,  bientôt, rejoint les rangs d'un groupe qui sera connu sous le nom de Jeune Belgique et qui a créé une revue du même nom dont le premier numéro est sorti le 1er décembre 1881 Il y cotoye d'autres jeunes juristes qui se sont engagés autour des deux créateurs du groupe : Albert Bauwens, alias Albert Grésil, et  Léopold Warlomont, jeune poète mieux connu sous le pseudonyme Max Waller. Ces jeunes écrivains contestent le conservatisme de leur milieu et, signe du temps, sont portés par un élan de sympathie pour la cause ouvrière. Aux côtés de Grésil et de Waller, pour le premier numéro de la revue,  sont réunis les poètes Georges Eekhoud, Georges Rodenbach, Francis Melvil, ainsi que Albert Orth, Francis Marcel et Charles Mettange en tant que chroniqueurs, les deux derniers étant membres du comité de rédaction de la revue, la direction revenant à Albert Bauwens. On trouvera au sommaire des numéros suivants des noms parfois devenus prestigieux, d'autres aujourd'hui oubliés : Valère Gille, Albert Giraud, Iwan Gilkin, Arnold Goffin, Camille Lemonnier, Fernand Séverin, etc. et, pendant quelques temps, Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren. Mais ces deux derniers, ainsi que Georges Rodenbach, quitteront le groupe quand La Jeune Belgique décidera d'opter pour "L'Art pour l'Art" et rejoindront alors la revue L'Art Moderne, également créée en 1881 par le célèbre avocat et homme de Lettres Edmond Picard qui, lui, défend l'idée d'un "Art social". Jules Destrée, qui a rejoint le groupe bien avant la nouvelle orientation, même s'il ne partage pas entièrement ce choix et malgré le fait qu'il est stagiaire chez Picard depuis 1883, restera fidèle à Max Waller. Dès le 15 mai 1882, son nom apparaissait dans les colonnes du périodique et on lui doit des textes de tout genre : œuvres d'inspiration, de critique littéraire ou artistique. En août 1884, il rêve d'un succès parisien : «Je suis absolument décidé à filer à Paris (tant pis si j'y crève!)» et le 5 novembre de la même année, il s'écrie : «Tout pour la littérature et pour l'art!»
En 1887, Georges rejoint son frère à la faculté de Droit. Il ajoute alors Olivier (le second prénom de son père) devant le sien et devient Olivier-Georges Destrée. Mais il ne montre pas la même assuidité à suivre les cours de la faculté que son frère; on dirait aujourd'hui qu'il y va "en touriste" :  il fréquente moins les cours que la bibliothèque. Très vite, Jules introduit son frère dans le groupe des Jeune-Belgique, mais, là aussi, il n'est guère très "productif". En raison de son allure de dandy, il s'attire le surnom de « prince lointain », et on le compare volontiers à cet adolescent florentin qui, sur les toiles de Botticelli, dans sa douceur hautaine, songe inconsciemment à des candeurs passées. Pourtant, il attire immanquablement la sympathie de tous par sa jeunesse et sa jovialité. Quelque trente ans plus tard, Arnold Goffin dans son éloge funèbre rappellera :

Le plus jeune des Jeune-Belgique était, à cette époque, Olivier-Georges Destrée... Il avait été introduit dans le groupe enthousiaste et chevelu, au début de ses études à l'Université de Bruxelles, par son grand frère Jules, et il en était devenu aussitôt l'enfant  gâté. Il ne tarda guère, on le pense bien, à écrire, lui aussi, à se hasarder  dans le poème en prose ou dans la chronique artistique. On ne saurait  dire, d'ailleurs, que sa collaboration à la revue fut jamais très active : de son naturel, il était plutôt une créature de luxe et de loisir, plus encline à jouir de la vie, qu'à la vivre énergiquement ou qu'à s'astreindre aux dures et persévérantes disciplines du labeur littéraire. Sa réelle vocation était celle du dilettante, flâneur raffiné de la beauté, qui va à elle partout où elle s'offre, satisfait sans plus de la joie qu'il a reçue d'elle.
L'aimable garçon ! Grand, vigoureux, d'une irréprochable élégance, avec un soupçon de dandysme, il produisait un peu l'effet, dans notre société aux allures fantaisistes ou débraillées, d'un mondain égaré parmi des bohèmes ! Il était d'humeur ouverte et joyeuse, toute de prime saut, étrangère à tout pessimisme, et elle ne s'assombrissait, parfois, que lorsque, sur le tard, après des déambulations nocturnes trop prolongées, la conversation s'orientait vers les discussions religieuses ou philosophiques... Car les " grands mots ", les théories et les sciences abstraites, lui inspiraient à la fois du dédain et le plus profond éloignement. Et, en somme, rien alors ne lui paraissait digne d'attention et de respect, dans ce monde, que l'art et les artistes. Nous ne saurions dire s'il acheva ses études universitaires et fut nanti du diplôme d'avocat. Personne moins que lui, certainement, n'était prédestiné à la carrière contentieuse du barreau. Il n'y essaya même pas, si nous nous souvenons bien, et elle se serait malaisément conciliée, au demeurant, avec ses goûts cosmopolites. On avait, en effet, une chance de le rencontrer, de loin en loin, chez la bonne vieille demoiselle Evrard, dont il était le pensionnaire choyé et quelque peu despote, mais, le plus souvent, il était à Londres, à Paris ou à Florence, partout également chez lui, partout entretenant des amitiés précieuses et chères
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Emile Pequet

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